Source : Middle East Eye
Dans une enquête graphique sortie le 26 août en France, Soren Seelow, journaliste au Monde, spécialiste des questions de terrorisme, Kevin Jackson, directeur d’études au Centre d’analyse du terrorisme (CAT), et le dessinateur Nicolas Otero retracent l’histoire de la cellule à l’origine des attentats du 13 novembre 2015, au cours desquels 130 personnes ont été tuées au Bataclan, sur des terrasses de cafés parisiens et devant le Stade de France.
Au cœur de cette cellule constituée par le groupe État islamique (EI), se trouve un Belge, Abdelhamid Abaaoud, coordinateur des attentats. Il est repéré très tôt par les services de renseignement français et belges alors qu’ils parviennent à déjouer un projet d’attentat à Verviers en Belgique, un an avant ceux de Paris. Dès lors, ils ne cesseront de le chercher.
La Cellule, récit de cette année de traque entre la Syrie et l’Europe, a été élaborée à partir de dossiers judiciaires, d’écoutes téléphoniques, de photos, de notes des services de renseignement français et de rapports confidentiels belges.
Middle East Eye : En quoi votre enquête vous a-t-elle permis d’expliquer la trajectoire de la cellule responsable des attentats de 2015 à Paris ?
Kevin Jackson : L’idée de la BD était de faire une enquête sur les attentats du 13 novembre, de restituer ce qui s’était passé en amont et de décortiquer comment la phase préparatoire s’était déroulée, notamment en évoquant les différents projets précédant les attentats.
La BD raconte cette série d’échecs du bureau des attentats de l’État islamique, où Abaaoud était impliqué, même s’il n’en était pas la figure la plus importante.
Tout notre défi était de rendre lisible cette histoire complexe et encore assez mal connue
Ces projets ont été mis en échec par les renseignements à la fois en Belgique et en France mais les attentats du 13 novembre ont été « la fois de trop ».
Avant cela, il y avait notamment eu l’attentat raté de Villejuif en janvier 2020, où l’auteur s’était tiré une balle dans la jambe, puis celui du Thalys en août 2015.
Pendant un an, les terroristes n’ont pas arrêté d’essayer de frapper et notre travail était de mettre en lumière cette série d’échecs, avant leur « succès » du 13 novembre.
MEE : Vous êtes directeur d’études au Centre d’analyse du terrorisme, et à ce titre, conseiller sur ces questions : après toutes vos années de recherche, cette BD vous a-t-elle permis de faire le point ?
K.J : La BD n’était pas un exercice avec lequel j’étais familier. Mes écrits n’étaient pas vraiment destinés au grand public. Le format BD permet de toucher un maximum de gens en traitant d’une histoire qui a marqué la mémoire collective des Français.
L’objectif était de restituer les faits de façon froide, documentée et clinique, tout en rendant cela accessible à un maximum de gens, ce qui était d’autant moins facile que l’action se déroule dans plusieurs pays (la France, la Syrie, la Belgique, la Grèce). Tout notre défi était de rendre lisible cette histoire complexe et encore assez mal connue des gens.
MEE : Comment avez-vous travaillé à trois ?
K.J : En 2018, Soren Seelow, journaliste spécialisé dans les questions de terrorisme au Monde, m’a parlé du projet pour la première fois. Nous nous connaissions déjà bien puisque nous avions déjà travaillé ensemble pour des articles et étions devenus amis.
Soren a beaucoup travaillé sur la trame narrative, la construction du récit, moi j’étais plus en arrière-plan, pour conseiller et vérifier les faits, comme un conseiller technique, et travailler sur les dialogues et les scènes avec les terroristes.
J’avais beaucoup de documents de propagande pour restituer la vie à Raqqa sous l’EI.
Nicolas Otero récupérait les images que je mettais dans notre document de travail pour qu’il puisse travailler dessus. On a fonctionné comme ça jusqu’à 2021, en finissant par la couverture.
MEE : Pourquoi reproduire les documents dont vous disposiez avec des dessins et non des photos ?
K.J : Le récit des attentats a déjà été fait par d’autres avant, en images à la télé, dans des articles de presse… Dessiner les protagonistes permet de plonger le lecteur un peu au cœur de l’action telle qu’elle s’est déroulée.
Par exemple, nous avons reproduit les échanges entre la cellule et le commanditaire des attentats retrouvés dans un ordinateur en Belgique.
On plonge aussi le lecteur au cœur des camps d’entraînement en Syrie, à travers le personnage de Bilal Chatra [un des protagonistes de l’attentat du Thalys].
Par la BD, les lecteurs ont les images des péripéties qui se sont déroulées avant et après les attentats du 13 novembre. Charles, qui représente les services de renseignement, est le seul personnage fictif.
MEE : Pourquoi avoir choisi de retracer l’histoire par le prisme des services de renseignement ? Par facilité ?
K.J : Ce n’était pas forcément facile. Dans la BD, on voit d’un côté les terroristes, avec les camps d’entraînement, les discussions entre eux, et de l’autre, les services de renseignement où le personnage de Charles va tenter de localiser les membres de la cellule et la faire tomber.
Pour la fluidité de la narration, nous nous sommes appuyés sur ce personnage composite qui représentait à la fois la DGSI [sécurité intérieure] et la DGSE [sécurité extérieure]. Cela nous a permis de dire ce que savaient nos services à l’époque. On a voulu illustrer cette course contre la montre.
MEE : Les services de renseignement ont-ils fait le maximum ?
K.J : Le personnage de Charles permet d’humaniser l’institution du renseignement français et de donner un visage à ceux qui travaillent dans l’ombre et dans le secret.
Nos services ont réussi, avec les Belges et les Grecs notamment, à mettre hors d’état de nuire un certain nombre d’individus directement liés à Abaaoud, par exemple.
Le problème qui se pose, à partir de 2015, c’est l’ampleur du phénomène. Les services sont persuadés que l’EI va passer à l’action en France mais ils ont un temps de retard.
À l’automne 2015, alors qu’Abbaoud est déjà en Europe, les services pensaient l’avoir localisé dans une tour à Raqqa, en Syrie. Ce décalage a permis aux terroristes de passer entre les mailles du filet.
MEE : Bilal Chatra apporte des précisions au fur et à mesure de l’enquête, car il a voulu se racheter en donnant des informations. Est-ce la raison pour laquelle vous avez ouvert la BD sur son histoire ?
K.J : Ce qui nous a intéressés, c’est la trajectoire individuelle de Bilal Chatra. Il permet de passer en revue l’année qui précède le 13 novembre.
Il est là dès le départ, dès la planification des attentats de grande ampleur en Europe, et servira d’éclaireur pour le retour d’Abaaoud et des autres membres de la cellule. Il permettait de boucler la boucle. Il avait une relation particulière avec Abaaoud. Quand il est arrivé en Turquie, cet orphelin algérien ne connaissait personne et Abaaoud l’a pris sous son aile.
MEE : Que signifie le recrutement dans les camps alors que la plupart veulent simplement rejoindre l’Europe ?
K.J : Un lien personnel de maître à mentor s’est créé entre Chatra et Abaaoud. Ce dernier a réussi à convaincre Chatra d’aller en Syrie en lui vendant un idéal, celui de l’État islamique, qu’il présente comme une alternative au projet initial de Chatra, celui de s’installer en Europe.
Selon Abaaoud, la vie rêvée de Chatra en Europe n’est qu’illusoire, là-bas, il sera dévalorisé, contrairement à la Syrie, où il pourra vivre comme un « vrai » musulman.
MEE : Quelle est la place des femmes dans ces affaires ?
K.J : Beaucoup sont parties en Syrie, notamment rejoindre leurs époux, mais pour ce qui est de leur rôle dans des attentats, cela tient de l’exception.
[Hayat Boumeddiene,] la femme d’Amedy Coulibaly, l’auteur de l’attentat de Montrouge et de l’Hyper Cacher, a été condamnée pour l’aide qu’elle a apportée à son mari.
Il y a eu aussi la cousine d’Abaaoud, Hasna, mais son concours n’était pas prévu au départ.
Après les fusillades contre les terrasses, Abaaoud n’avait pas de point de chute car il pensait qu’il allait mourir le soir même. Lui et son complice se sont retrouvés pris de court et Abaaoud a dû faire appel à sa cousine à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. Elle l’a planqué le temps qu’il prépare un autre attentat… à la Défense.
MEE : Est-ce que cette BD peut servir d’outil pédagogique, pour les professeurs de lycée par exemple ?
K.J : Elle fournit une base assez complète pour sortir avec quelques notions sur le phénomène et peut-être que nos plus jeunes lecteurs en ressortiront avec des interrogations supplémentaires qui les pousseront à se tourner vers des lectures complémentaires.
On espère que ça pourra faire réfléchir et accompagner la connaissance sur le sujet. Une BD permet de traiter d’un sujet grave sur un autre ton. Ça aurait été plus compliqué d’attirer les plus jeunes avec un pavé plein de kunyas [un des éléments du nom arabe, épithète désignant le fils ou la fille aîné de celui qui le porte].
K.J : Nous avons là un procès historique, mais je suis assez pessimiste sur les réponses éventuelles qu’il pourrait nous apporter.
« Le procès des attentats est historique, mais je suis assez pessimiste sur les réponses éventuelles qu’il pourrait nous apporter »
Tous les accusés ont été interrogés pendant des années et on a vu la limite de l’exercice, car bien souvent, ils faisaient de la rétention d’information. Leur éclairage a donc été plutôt limité.
Si l’enquête a été titanesque et que nous avons énormément d’informations, il nous manque encore beaucoup d’éléments de compréhension.
Pour ne prendre qu’un exemple, le 18 juillet 2015, on sait qu’Ibrahim el-Bakraoui se rend à Athènes. Or, cette date correspond aussi à celle de l’arrivée d’Abaaoud en Grèce. En l’absence de coopération de la part des accusés, on ne sait pas ce qu’il s’est passé, on reste dans le flou. Malheureusement, nous avons beaucoup d’épisodes comme ceux-là.