Source : Marianne 

Par Alexandra Saviana

En dépit de la revendication de Daech, le profil du tueur de Trappes ne laisse pour l’instant pas présager de son allégeance à l’Etat islamique. L’organisation, en perte de vitesse sur le terrain et affaiblie, est-elle tentée de saisir chaque occasion pour faire parler d’elle ? Attention aux explications trop hâtives.

Un jour après l’attaque au couteau de ce jeudi 23 août à Trappes, les questions entourant les motivations de l’assaillant restent immenses. Pourquoi Kamel S., 36 ans, a-t-il décidé de tuer sa sœur et sa mère et de poignarder une passante à Trappes, dans les Yvelines ? Moins d’une heure après son acte, l’Amaq, organe de propagande de l’organisation Etat islamique, revendiquait cette attaque au couteau. A l’heure actuelle, les enquêteurs privilégient pourtant la piste d’un différend familial. Car, si l’organisation Etat islamique a su se montrer extrêmement prudente dans ses revendications, ses prises de paroles semblent aujourd’hui bien moins rigoureuses que par le passé.

L’attaque au couteau ne serait-elle qu’un fait divers ? Bien que connu des services de renseignement – il était recensé au fichier de traitement des signalement pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) et fiché S pour son « comportement instable au titre de la radicalisation » -, la fragilité psychologique de l’homme intrigue. Décrit comme ayant « un problème psychiatrique important » et en conflit avec ses proches, Kamel S. pourrait être passé à l’action pour un différend familial. Ces éléments, ainsi que la rapidité avec laquelle l’EI a revendiqué l’attentat, jettent le doute sur le lien qui aurait pu exister entre eux. D’autant que, par le passé, certaines revendications de l’EI n’ont pas toujours été jugées concluantes. Au point de laisser penser que Daech pouvait être « opportuniste » et se saisir de n’importe quelle attaque pour réaffirmer la présence de ses combattants sur le terrain.

« Deux périodes très nettes dans l’évolution de l’EI »

« Il y a deux périodes très nettes dans l’évolution de l’EI, note Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme. Avant 2017, la crédibilité de l’organisation reposait sur le sérieux de ses revendications. Elle s’attachait à communiquer sur des actions avec lesquelles elle avait des liens établis, sous formes d’allégeance, de vidéos ou de photos ». Jusqu’au début 2017 en effet, très méthodique, l’organisation faisait mine de rectifier ses erreurs après des attaques. Ainsi, lors de l’attentat des Champs-Elysées, le 20 avril 2017, Daech avait émis un premier communiqué revendiquant l’attaque le soir-même. Dans ce dernier, elle désignait son auteur, Karim Cheurfi, un Français, sous le nom de guerre « al-Baljiki » (« le Belge » en VF). Quelques jours plus tard, dans un rétropédalage en règle, l’organisation tenait à rectifier sa déclaration en justifiant son erreur en évoquant « des raisons de sécurité », et reconnaissait la nationalité française de Cheurfi.

Mais depuis, les choses ont changé. A la faveur des bombardements et des assauts de la coalition internationale, le mouvement a perdu près de 95% de son territoire et est affaibli jusque dans ses organes de propagande. Il se doit donc de trouver un recours : « La crédibilité de l’organisation ne repose plus sur le sérieux de ses revendications mais tient davantage à sa capacité d’influence et d’action, souligne Jean-Charles Brisard. Il faut qu’elle montre qu’elle est présente et qu’elle continue d’agir, en dépit de ses déroutes militaires ». Conséquence : avec la disparition de ses chefs et de ses relais sur le terrain, l’EI manque de liens avec « ses combattants », et peine à avoir autant de contacts avec eux que par le passé.

« Des revendications peu ou pas organisées »

« On a assisté à des revendications peu ou pas organisées, comme ce fut le cas pour l’attaque de l’hôtel-casino de Manille en juin 2017, ou encore les explosifs à Roissy en septembre 2017, et puis surtout Las Vegas. » Le 1er octobre 2017, un tueur isolé tire au fusil d’assaut du haut du 32ème étage de l’hôtel Mandalay Bay et fait 59 morts et 527 blessés. L’organisation s’empresse de revendiquer l’attaque et affirme que l’auteur de la fusillade, un retraité américain du nom de Stephen Craig Paddock, est un des soldats du califat. Aujourd’hui encore, rien, dans l’enquête, n’a permis de prouver que l’homme avait prêté allégeance à l’Etat islamique. « Aujourd’hui, Daech revendique toute action dont le mode opératoire, l’action ou les cibles visées pourrait correspondre aux ordres de ses dirigeants, pour passer pour une organisation qui devient un attrape-tout », note le spécialiste.

De « l’amateurisme » bien plus que de « l’opportunisme »

Au point que beaucoup en viennent à qualifier chaque revendication de l’EI « d’opportuniste ». L’attaque au couteau de Trappes ce jeudi 23 août serait l’une d’entre elles. Pourtant, Myriam Benraad, maîtresse de conférences en sciences politiques à l’Université de Limerick, en Irlande, et auteure du livre Jihad : des origines religieuses à l’idéologie, publiée en 2018 aux éditions Cavalier bleu, conteste cette qualification : « Il ne faut pas oublier que l’attaque de Trappes a eu lieu une journée après la publication du message du calife autoproclamé de l’EI, Abou Bakr Al Baghdadi qui, après des mois de silence, a appelé à poursuivre le Jihad, rappelle la chercheuse. La concomitance de ces deux événements n’est certainement pas anodine ».

Je parlerais davantage d’amateurisme que d’opportunisme. L’Etat islamique n’a plus les mêmes moyens que par le passé, et leurs revendications confinent à présent davantage à l’intuition qu’à la preuve tangible.

Myriam Benraad

Contrairement aux attentats passés, Kamel S. pourrait ainsi ne pas avoir eu de liens directs avec Daech ou l’un de ses formateurs, mais avoir été influencé par son message. Dans ces conditions, la revendication de l’EI prend une toute autre couleur : « Je parlerais davantage d’amateurisme que d’opportunisme. L’Etat islamique n’a plus les mêmes moyens que par le passé, et leurs revendications confinent à présent davantage à l’intuition qu’à la preuve tangible ».

« Il faut être prudent avec la psychologisation à l’extrême des attaques »

Si, comme Jean-Charles Brisard, elle constate une certaine « déprofessionnalisation » des organes de propagande de l’EI, Myriam Benraad met en garde contre les interprétations hâtives qui voudraient dépeindre les organes de propagande de Daech en opportunistes du terrorisme : « La manière dont le ministre de l’Intérieur, ce jeudi, s’est empressé d’écarter la thèse de l’attentat pour privilégier celle du problème psychologique est préoccupante ». Présent peu après le drame, Gérard Collomb a en effet affirmé que le profil de Kamel S. était celui de « quelqu’un avec un problème psychiatrique important, (…) de déséquilibre, plutôt que quelqu’un d’engagé (qui aurait pu) répondre aux consignes de terrorisme, de Daech en particulier »« Il faut être prudent avec cette psychologisation à l’extrême des attaques comme celles de Trappes avant même la fin de l’enquête, prévient Myriam Benraad. On vide leurs actes de toute rationalité. Or, on peut tout à fait avoir des problèmes psychologiques et adhérer à un message politique comme celui de l’EI. »

On peut tout à fait avoir des problèmes psychologiques et adhérer à un message politique comme celui de l’EI.

Myriam Benraad

D’autant que, comme le rappellent les deux spécialistes, cette qualification « d’opportuniste » n’a aucune espèce d’impact sur ceux qui, aujourd’hui encore, adhèrent au message de Daech : « Il y a une idéologie ancrée en France avec près de 20.000 radicalisés, rappelle Jean-Charles Brisard. Chaque revendication de l’EI, qu’elle soit ou non jugée crédible de l’extérieur, va de toute manière rencontrer un écho très important auprès de leurs sympathisants ».